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L’entêtement

© Christophe Raynaud de Lage

Il a fallu huit ans à Rafael Spregelburd pour mener à bien son Heptalogie, une oeuvre théâtrale unique en son genre : sept pièces construites en référence au tableau de Jérôme Bosch, Les Sept Péchés capitaux, exposé à Madrid au musée du Prado.
Admiré pour sa composition et la diversité de ses possibles interprétations, ce tableau est l’allégorie d’un monde qui se lézarde, d\’un ordre médiéval qui se fracture. Il en témoigne d’ailleurs dans sa forme même, puisque construit sur une fragmentation exigeant de celui qui lui fait face un choix de regard, avec le risque assumé de le perdre dans la fabuleuse richesse de ses représentations.
En imaginant son vaste projet, Rafael Spregelburd a choisi de suivre l’esprit de cette construction picturale, en insistant sur la précision des détails, sur le refus d’un centre identifiable, sur la polysémie des signes qui laisse la porte ouverte à l’imaginaire du spectateur.

Arrivant au terme de son aventure, il a écrit cet "Entêtement", son septième et dernier péché capital et l’a inscrit dans l’Histoire. La pièce se déroule en 1939, à Valence, à la fin de la guerre civile espagnole, qui fut aussi « la guerre de tout un monde ». Pour rendre compte de la complexité des événements et de la charge émotionnelle liée à cette période, Rafael Spregelburd imagine une histoire à tiroirs, se déroulant dans la maison d’un commissaire de police franquiste, qui partage son temps entre son métier et un travail qui le passionne : l’invention d’une langue universelle, le Katak « qui évite la confusion et qui communique directement avec les choses ».

Entouré d’un milicien républicain anglais, d’un traducteur russe, d’une domestique française et d’une famille espagnole à la piété « fantasmagorique » – rôles que se partagent quelques comédiens rompus au travestissement –, le commissaire tente d’élaborer son dictionnaire révolutionnaire au milieu des conflits de toutes sortes qui l’assaillent.

Questionnement sur le fascisme et la démocratie, sur l’utopie d’une langue universelle qui pourrait aussi devenir un langage totalitaire, "L’Entêtement" est également un défi de théâtre. Chacun de ses actes débute le même jour, à la même heure, mais dans un lieu différent de la maison. Une structure qui permet de raconter la même histoire, mais jamais de la même façon, provoquant des remises en question successives sur la réalité des événements auxquels assiste le spectateur. Comme il pourrait le ressentir à la lecture d’un roman policier, où pistes et fausses pistes créent une tension étonnante.

Création 2011 (Festival d’Avignon)

Note d’intention

Après la création de trois volets de « L’Héptalogie d’ Hieronymus Bosch » du jeune dramaturge argentin, Rafael Spregelburd :
4. La estupidez (la connerie) (2008 Théâtre National de Chaillot.) 
5. La Panique avec l’école des Teintureries de Lausanne 
6. La Paranoïa (2009 Théâtre National de Chaillot) 

Nous continuerons - et finaliserons – notre parcours sur cette œuvre complexe et démesurée par la création, en 2011, du septième et dernier volet : L’entêtement.

Rafael Spregelburd écrit à propos de la pièce : 
« C’est une fin et des adieux aigres-doux. (…) Elle a donc, consciemment ou inconsciemment, tous les ingrédients propres à l’Heptalogie. Elle a aussi beaucoup d’affinités avec La Estupidez et La Paranoïa, comme la frénésie des acteurs, condamnés à se travestir mille fois pour satisfaire la demande magique de la pièce : qu’une poignée limitée d’ouvriers du sens atteignent le miracle de la multiplication infinie des possibilités : on ne sait jamais avec certitude qui traversera la porte la prochaine fois. »
Cette fois-ci l’action se passe près de Valencia en Espagne, fin mars 1939, peut être le dernier jour de la guerre civile, dans la maison du commissaire de la ville.

L’écriture scénique de la pièce est totalement innovante : le premier acte démarre à 17h dans la salle principale de la maison, ensuite le deuxième acte, reprend la chronologie du temps à 17h, mais cette fois-ci dans la chambre d’Alfonsa (la jeune fille malade, en prise à une fièvre constante) et le troisième acte, encore une fois à 17h, commence dans le jardin devant l’entrée de la maison. Cela donne à voir trois versions d’un même temps, des mêmes faits, trois angles de vue sur la guerre et cela en montre la complexité. Le spectateur suit ce qui se passe dans chaque lieu dans le même temps mais pas dans le même espace.

A l’inverse de La Paranoïa qui appartient au genre de la science fiction, cette fois l’action se déroule dans le passé, ce qui permet à l’auteur de mettre en perspective certaines écritures théâtrales antérieures à la sienne, comme celles de Federico Garcia Lorca ou Anton Tchekhov, pour citer et réinventer ces formes classiques fondatrices. Il y a dans cette pièce, une tension dramatique particulière, qui fait avancer l’action à la manière d’un roman policier, puisque la réalité de l’action est perçue différemment dans les trois actes, et qu’il nous faut sans cesse reconstruire notre propre version des faits : qu’en est-il de notre propre interprétation ? de notre jugement ?

Ce texte, comme souvent chez Spregelburd, contient une multitude de lectures possibles : il questionne la guerre d’Espagne et par ce biais l’étroite frontière toujours en précaire équilibre entre fascisme et démocratie. Comment une utopie humaniste totale, une invention folle : la création d’une nouvelle langue - le katak – peut se transformer en langage totalitaire. Et il pose aussi « le langage » comme lien entre les hommes, « comme bien commun », c’est à partir de cet échange de « mots » et « de langage » que s’élaborent les histoires entre les hommes.

Auteur

Rafael Spregelburd est argentin, mais son parcours dépasse les frontières de son pays. Il est d’abord boursier du Théâtre Beckett de Barcelone, avant de s’installer temporairement à Londres, puis à Hambourg, Berlin, Stuttgart et Munich, où il exerce son travail d’auteur et de metteur en scène, mais aussi ses activités de traducteur, de comédien ou de pédagogue. Depuis les années 90, en tant que dramaturge, il n’a cessé de mener une exploration formelle aussi féconde que théâtralement efficace. Une recherche dont l’aboutissement le plus évident se trouve certainement dans L’Heptalogie, un ensemble de sept pièces inspiré des Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch, que Rafael Spregelburd redéfinit comme L’Inappétence, La Modestie, L’Extravagance, La Connerie, La Panique, La Paranoïa et L’Entêtement.

Entretien avec l’auteur

Berlin, le 18 mars 2009

Pour commencer, la pièce a lieu à València, écrit comme cela, avec accent valencien et tout ce que cela comporte. Les raisons de cela sont multiples. Mais l’élément principal se trouve dans la matrice du Katak, cette langue artificielle et inventée qui provient – le monde me pardonne – d’une source presque aussi extravagante que réelle. Il y a quelques années, Vicente Ferrer, un ami valencien qui connaît ma fascination pour les aventures linguistiques, m’a offert un livre incunable. Il paraît que je n’ai rien inventé. Un commissaire valencien, dont je laisse le nom sous réserve pour ma propre sécurité, a écrit à un moment donné le dictionnaire d’une langue artificielle et a réussi à le faire publier par une maison d’édition. Je garde les dates et les détails dans le demi-sommeil d’une indéfinition salutaire ; je n’ai pas besoin de dire que j’ai toujours voulu écrire une pièce sur la Guerre d’Espagne, que je considère être un paysage émotionnel magnifique, non seulement pour son contenu dramatique mais aussi pour sa complexité. J’ai décidé de faire les changements nécessaires pour que la pièce ait lieu – peut-être – le dernier jour de la Guerre Civile. J’ai changé les noms, j’ai changé les faits, j’ai cherché un lieu (Turis) que les allemands puissent prononcer sans perdre les voyelles sur le chemin, et je me suis adonné à cette aventure.

La Guerre Civile, avec ses teintes tellement locales, ses eaux-fortes tellement espagnoles, fut pourtant la guerre de tout un monde. Et le monde a perdu. Nous ne sommes que le futur de cette défaite. C’est cette sensation qui m’a poussé à raconter cette histoire. Un groupe de joyeux fascistes qui croient faire le bien. Du moins, l’un d’eux. Le commissaire Jaume Planc, tourmenté, scindé entre le désir d’exercer ses fonctions de policier au milieu de la guerre la plus atroce et la volonté de laisser au monde une invention formidable, une amélioration pour l’âme : la langue qui évite la confusion et qui communique directement avec les choses. Directement avec Dieu.
Bien que l’intérêt narratif et sociopolitique majeur de la Guerre d’Espagne soit la division et la fragmentation de la gauche, pour cette occasion je me suis intéressé spécialement au contexte du fascisme. N’oublions pas que la pièce devait voir la lumière en Allemagne, et là-bas cela pouvait produire un véritable trouble que les fascistes de la pièce coïncident avec les humanistes. Du moins, les conflits de ces fascistes-là (familiaux, passionnels, philosophiques) ressemblent beaucoup à ceux des humanistes, leurs ennemis naturels. Il est vrai que la caricature du fasciste espagnol (qui aime la mort et proclame cela même dans ses hymnes) est d’un intérêt dramatique énorme, mais moi, qui d’habitude fuis les intérêts énormes pour ne garder que ceux où se logent les nuances infinitésimales, j’ai décidé de recouvrir ces personnages d’une piété fantasmagorique, et chacun d’eux est une force poétique tendue par ses contradictions très humaines.

C’est la dernière pièce de l’Heptalogie. C’est une fin et des adieux aigres-doux. Un chapitre très important de ma vie, du moins de ma vie dans le théâtre, se ferme avec cette pièce, écrite dans l’urgence, dans les espaces vides que me laissaient mes autres pièces, mes autres voyages, mes autres vies. Elle a donc, consciemment ou inconsciemment, tous les ingrédients propres à l’Heptalogie. (…) Elle a beaucoup d’affinités avec La Estupidez et La Paranoïa, comme la frénésie des acteurs, condamnés à se travestir mille fois pour satisfaire la demande magique de la pièce : qu’une poignée limitée d’ouvriers du sens atteignent le miracle de la multiplication infinie des possibilités : on ne sait jamais avec certitude qui traversera la porte la prochaine fois. Ceci, qui est si simple à énoncer, arrive dans très peu de pièces. Et c’est quelque chose que j’aime beaucoup, car cela laisse ouvertes les expectatives et, par conséquent, la condition de « spectateur » du public, qui devient ainsi une partie fondamentale de la ritualisation du hasard.
(La pièce n’est pas hasardeuse, cela est impossible, mais c’est toujours bien si elle semble l’être.) Le raffinement et la sophistication de la langue la rapprochent en premier lieu avec sa voisine immédiate, La Paranoïa, avec laquelle elle partage le goût pour l’artificialité secrète du parler.

Le procédé de construction plus profond de la pièce – celui que je ne peux voir qu’avec une certaine distance – suppose en quelque sorte le pessimisme comme unique regard : face au doute, le spectateur est poussé par d’étranges forces (que je méconnais) à imaginer la plus triste de toutes les possibilités en jeu.
Moi qui aime les causes perdues, les vaincus, j’aime beaucoup cette attitude presque malhonnête de la pièce. Non par goût de la mélancolie. Le déni de tout espoir, l’exemplification de l’effondrement final de tout espoir, doit nécessairement provoquer la nécessité, l’urgence, d’un nouvel espoir.
Plus actif.
Qui nécessite toute notre inventivité.
Qui produise un saut vers quelque forme de progrès étique.

Heptalogie

I. L’inappétence (2000)
II. La modestie (2000)
III. L’extravagance (2000)
IV. La connerie (2003)
V. La panique (2004)
VI. La paranoïa (2007)
VII. L’entêtement (2008)

Le projet de l’Heptalogie a pour origine le hasard d’une rencontre avec un tableau : la roue des péchés capitaux de Hieronymus Bosch, qui est exposé au musée du Prado, Madrid. Comme souvent à son époque, Bosch n’a pas peint ce tableau pour qu’il soit accroché au mur mais pour être vu comme une table. Le visiteur- spectateur est de cette façon, obligé à parcourir l’oeuvre pour pouvoir la voir dans le bon sens dans chacune des représentations fabuleuses des sept péchés.
C’est cette attitude « active » du spectateur qui fut le premier détonateur. Le tableau ne peut pas se voir en entier. Il faut fixer sa vue sur un point au hasard du tableau, après il faut choisir une direction, en faire le tour, tourner autour de l’oeuvre pour revenir au point de départ, avec pour tâche de recycler l’information et décider de ce qu’on a vu. C’est un procédé formidable.

Bosch laisse un constat inépuisable de la chute d’un Ordre, mais en même temps, sa peinture est générée à l’intérieur du désespoir de cette chute ; d’où son complexe discours moral. L’ordre médiéval se fracture : Dieu n’est plus « le chemin le plus court entre un homme et l’autre », l’Eglise n’est plus la source de la loi, maintenant rien n’est plus à sa place, l’anatomie de l’homme coexiste avec celle du monstre, et le chaos menace d’être éternel. Naturellement, et bien que Bosch n’ait pas vécu assez longtemps pour le savoir, cette crise se referme dans un nouvel ordre formel : celui de la Renaissance avec son nouveau système de lois et de transgressions. Comme l’indique Del Estal, chaque époque, chaque ordre fermé est incapable d’énoncer la loi qui lui donne un sens, car cette loi coïncide avec le point de vue, et le point de vu est invisible. (« Pourquoi est-ce qu’à l’époque médiévale personne ne peint Dieu de dos ? », se demande Del Estal.)

Ce n’est pas en vain que les sept péchés capitaux (orgueil, avarice, colère, luxure, envie, paresse, gourmandise) ont muté dans cette Heptalogie vers d’autres ordres moraux, vers une délirante « cartographie » de la morale, où la recherche du centre constitue le moteur de toute quête désespérée sur le devenir.
Je me propose à moi-même l’incomplet comme horizon. Un système d’oeuvres qui s’appellent et s’interpellent, un ordre qui se réfère à lui-même à travers un réseau enchevêtré de grammaires et de références croisées, cachés sous l’épiderme du langage.

La série est écrite comme si elle s’appuyait sur un dictionnaire qu’on aurait perdu. C’est comme cela que je vois Bosch. Dans chacune des fables morales sur les différents péchés, chaque objet semble avoir été choisi par la main du même encyclopédiste : on ajoutera ici un peu de foin, parce que le foin est jaune et donc cela représente inévitablement l’or, et là une pomme, parce que c’est le symbole automatique de la tentation. Et là la plaie du Christ, la bouche par laquelle Dieu parle aux hommes et proclame sa loi. Cependant, le temps a érodé la signification automatique de beaucoup de ces symboles, et le dictionnaire médiéval reste un mystère. Ce mystère est ma flamme. Ce vide permet les opérations logiques de la pensée.

Prenons l’orgueil : je vois un lézard, debout, avec une coiffe en dentelle qui apparaît de derrière une armoire pour soutenir un miroir face à une femme qui se complait dans sa propre contemplation, quoique l’image renvoyée par le miroir ne coïncide pas avec le point de vue de la femme, mais reflète l’image d’une pomme que quelqu’un a oublié sur le rebord d’une fenêtre grillée. C’est à dire : je sais organiser ce que je DOIS voir parce qu’en dessous Bosch a écrit « orgueil ». Alors « je vois » ce qui ressemble le plus à ce que je sais déjà.

Mes plans sont démesurés : j’imagine que le jeu complet de ces sept pièces (indépendantes entre elles mais pleines de citations, comme un feu croisé), peut être représenté dans la même ville, dans sept salles différentes, ou mieux encore : utiliser la coïncidence numérique et monter une oeuvre pour chaque jour de la semaine. L’ordre dans lequel le spectateur décide de les voir coïncide avec sa vision du monde, et il modifiera en conséquence sa vision de chacune d’elles. De la même façon que le tableau de Bosch doit être « parcouru » pour être vu. En plus, les fuites « inutiles », le matériel déprécié de chacune d’elles est fondamental pour la bonne lecture de l’oeuvre, et ainsi de suite.
Nous savons tous à quel point il est difficile de monter une oeuvre : le théâtre est chaque jour plus difficile. C’est pour cela que j’ai décidé d’en écrire non pas une mais sept. Avec l’espérance intime que cela sera plus facile. Et jusqu’à maintenant, la démesure de la proposition a accompli cette attente. Les oeuvres mesurées ont cessé d’intéresser.
prologue à Heptalogie de Hiëronymus Bosch I : L’inappétence, L’extravagance, La modestie
Adriana Hidalgo editora, Buenos Aires, 2000

De : Rafaël Spregelburd

Mise en scène :
Elise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo

avec :
Marcial Di Fonzo Bo
Pierre Maillet
Clément Sibony
Sol Espeche
Judith Chemla
Felix Pons
Jonathan Cohen
Elise Vigier

Assistant à la scènographie : Michel Rose
Assistants à la mise en scène : Alexis Lameda et Louise Dudek
Régisseur lumiere : Bruno Marsol
Régisseur son : Manu Léonard
Régisseur vidéo : Romain Tanguy
Régisseurs plateau : Claude Chaussignand et César Chaussignand
Musique : Etienne Bonhomme

Costumes : Pierre Canitrot

Perruques et maquillages : Cécile Kretschmar

Habillage : Sarah Dureuil

Production Théâtre des Lucioles

Coproduction Le Festival d’Avignon 2011, le Festival d’Automne à Paris, la Maison des Arts et de la Culture de Créteil, le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines Scène Nationale, l’Hippodrome-scène nationale de Douai, Le Théâtre de la Place de Liège, le Théâtre de Nîmes, le Théâtre du Beauvaisis-Beauvais, Le Maillon - Théâtre de Strasbourg-scène européenne, le Théâtre Gérard Philipe Centre Dramatique national de Saint Denis, le Festival delle Colline Torinesi - CARTA BIANCA programme Alcotra coopération France-Italie, l’Institut français de Barcelone

Avec le soutien du Festival GREC de Barcelone 2011, du CENTQUATRE - établissement artistique de la ville de Paris et de HighCo.


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